LAURE TIBERGHIEN

En passant… la couleur

De même que l’on n’admet guère qu’une phrase s’énonce sans sujet on comprend mal qu’une photographie puisse se faire sans appareil. Nous voici prisonnier d’une grammaire qui conditionne comme souvent notre manière de voir et nous empêche de faire le pas de côté nous permettant d’inventer de nouvelles formes et de nouvelles visions.

Le travail de Laure Tiberghien s’inscrit dans un courant d’expérimentation que l‘on peut faire remonter au début de l’histoire du médium pour en souligner le caractère inventif mais qui n’a rien cependant à voir avec une quelconque fascination pour la technologie comme telle. On sait bien qu’en ce domaine cette dernière n’a d ‘intérêt qu’à proportion de ce qu’elle permet de dire. Les premiers inventeurs, à partir d’hypothèses plus audacieuses les unes que les autres, parvenaient à des combinaisons surprenantes et à des résultats restés souvent inégalés sur le plan plastique.

Or c’est sans doute cette alliance de la technique et de l’esthétique qui aura le plus intéressée l’artiste qui s’interroge sur l’incidence que celle-là peut avoir sur celle-ci et en quoi les deux sont indissociables. On trouve chez August Strinberg dont la démarche a beaucoup inspiré Laure, des réflexions qui montrent combien son intérêt pour les expérimentations photographiques participaient d’une pensée plus générale sur l’art. « La pratique du sténopé ne correspond pour Strinberg, écrit Clément Chéroux, qu’à une première étape dans l’entreprise de réduction progressive du processus photographique […] » Car, ajoute t-il, en le citant, il était « curieux, de savoir comment le monde se présente émancipé de [son] œil trompeur.1 » De son œil et, j’ajouterais, de ce qui est censé le prolonger, l’objectif.

Ce qui est en jeu ici c’est la visibilité et Laure Tiberghien partage avec le dramaturge suédois, un goût pour une recherche anthropologique dépassant le champ restreint de la photographie restée néanmoins pour elle aujourd’hui un médium privilégié.

Comme Robert Smithson, Laure valoriserait plutôt la rouille que l’acier ou, disons, la corrosion et l’altération dont les propriétés esthétiques sont liées aux transformations du médium dans la durée. Car c’est ce sens du temps qui fait défaut au culte de la technique alors qu’une démarche artistique caractériserait plutôt les corps en disant d’eux que « ce ne sont que des particules qui s’organisent autour d’un flux, […] des illusions objectives soutenant des grains de poussière, une collection de surfaces prêtes à se disloquer2. »

Depuis l’antiquité on débat pour savoir ce qui fait la particularité de la vue et pour en comprendre le mécanisme. Comment voir juste ou comment « juste voir » sans rien d’autre, voir sans comprendre ou sans juger, voir simplement? C’est aussi la question de l’intuition dont l’étymologie latine, intueri, renvoie à la vision et à son évidence. Mais chercher l’évidence cependant est rien moins qu’évident ; encore faut-il nous débarrasser des stéréotypes qui encombrent notre regard. Comment dès lors se situer À l’intérieur de la vue pour reprendre le titre d’un étrange tableau de Marx Ernst ?

Cette question ancienne qui nous permet de survivre dans le monde des « usages » se paye en même temps d’un refoulement de cette appréhension immédiate des choses. Mieux que la philosophie sans doute, c’est l’art qui nous met, d’une manière sensible, en présence de « la chose même ». Pour Laure l’image procède d’une sorte d’archéologie de la photographie. On sait que la notion d’invention signifie à la fois découvrir quelque chose qui était déjà là - on parle d’inventer un trésor – et imaginer ce qui n’est pas encore.

L’image obtenue sans appareil par la conjugaison de la chimie, de la lumière et du temps, est un révélateur du monde sensible, pas seulement celui dont on parle ordinairement pour dire qu’il est accessible à nos sens, mais de ce monde lui-même, doué de sensibilité. L’image met en lumière l‘épiderme des choses, non leur peau visible mais leur surface sensible.

C’est de cela que nous parle le papier photographique qui réagit comme un corps et que la lumière touche, caresse, fait vibrer. Dès lors, comme l’écrivait Moholy-Nagy, « qu’il photographie une scène existante ou qu’il produise une émotion en modulant la lumière avec un photogramme, le photographe comprend qu’il cherche à “faire passer“ une qualité organique et objective, cette qualité intrinsèque qui se dégage nécessairement des matériaux […]3. »

Cette photographie on la dira abstraite et pourtant quoi de plus concret que ce travail d’impression lumineuse. Les images de Laure captent ces transformations du visible qu’elle ne cherche pas toujours à fixer et dont elle donne à comprendre le mouvement et la corrosion interne. Surtout, ces « surfaces planes recouvertes de couleurs en un certain ordre assemblées », évoquées par le peintre Maurice Denis, dans un texte célèbre, sont l’expression d’une quête obstinée du réel que ce langage plastique essaye de nous restituer sur un autre plan.

Les artistes abstraits le savent bien, ceux, en tout cas, qui comptent pour Laure Tiberghien, comme Marc Rothko et Barnett Newman par exemple. L’abstraction en effet est un grand avantage car pour l’artiste « libéré de la nécessité de décrire une personne en particulier, les possibilités sont infinies. Toute l’expérience de l’homme devient son modèle, et en ce sens on peut dire que toute l’œuvre est le portrait d’une idée4. » Ce que l’on retrouve en écho chez Newman qui, après avoir étudié l’art des indiens Kwakiutl, affirmait que « le fondement d’un acte esthétique est l’idée pure5 ». Mais pour ces artistes la forme abstraite était une façon de revenir au réel dans toute son épaisseur historique.

Laure cherche à décomposer le réel pour le réinventer en quelque sorte, en faisant ressurgir des formes et des couleurs comme si elle dégageait des strates de visibilité sous la couche sensible. Ainsi ces images prétendument abstraites ne sont-elles peut être qu’une surface de contact avec notre monde sur lequel la lumière a déposé son empreinte. Et la photographe aura simplement fixé le passage de la couleur car, comme disait Lucrèce avec sa précision poétique, « De quelque couleur que soient imprégnés les corps, ne crois pas qu’elle leur vienne de ce que les éléments de leur substance soient teints de cette couleur ; les éléments de la matière n’ont aucune couleur, ni semblable, ni dissemblable à celle des objets6. »



Gilles A. Tiberghien



1 Clément Chéroux, L’expérience photographique d’August Strinberg, Actes-Sud, 1994, p.48. J’emprunte à ce livre l’essentiel de ce que je sais sur Strinberg photographe.

2 Robert Smithson, « Une sédimentation de l’esprit : Earth project », In Robert Smithson et le Paysage entropique, 1965-1973, Marseille, trad. Claude Gintz, p. 194-195

3 Laszlo Moholy-Nagy, Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993, p. 241

4 Marc Rothko, Ecrits sur l’art, 1934 -1969, Champs, arts Flammarion, 2005 et 2007, p. 79.

5 Barnett Newman, Ecrits, Trad. Fr. Jean-Louis Houdebine, Paris, Macula, 2011, p. 162

6 Lucrèce, De la Nature des choses, II 734-738 Trad. Fr. Emmanuel Hocquard, Album d’images de la Villa Harris, Paris, P.O. L., 1978, p. 89