Si le prisme des références de l'histoire de l'art et de la photographie ne permet de saisir qu'en partie le travail de Laure Tiberghien, certaines de ses pièces les plus radicales invitent à approcher l'œuvre par un autre biais, qui touche au temps que nous partageons avec les images.
Il n'est pas rare, à propos des photographies sans appareil de Laure Tiberghien, de faire référence aux peintures de Mark Rothko ou de Barnett Newman1. Les œuvres de l'artiste, le plus souvent composées d'aplats colorés et de bandes ou lignes vibratoires, trouvent de fait des échos formels convaincants auprès de ces deux figures majeures de l'histoire de l'art américain. Laure Tiberghien elle-même a d'ailleurs réalisé quelques « zip », conçus comme les indices volontaires d'un tel rapprochement. Pour autant, il semble que son œuvre aurait à gagner à se défaire au moins temporairement de cette possible généalogie. D'abord parce que la question de l'abstraction n'est sans doute pas de celles qui comptent vraiment pour l'artiste. La présence de deux tirages figuratifs datant de 2018 sur le site de l'artiste, qui laissent transparaître ici un ciel (Ciba#1) ailleurs un feuillage (Acantes#1), sonnent à cet égard comme un avertissement adressé au regardeur : sans pour autant vouloir renouer avec un quelconque désir de représentation, Laure Tiberghien signale que les enjeux sont ailleurs.
Comme le laisse entendre Kathrin Schönegg à propos de l'abstraction photographique, ce serait se méprendre que de penser que les mêmes préoccupations modernistes que leurs aînés peintres traversent les artistes qui tendent actuellement vers l'expérimentation photographique2. Et ce serait se méprendre à l'égard du travail de Laure Tiberghien que de l'envisager comme repli sur les seules propriétés du médium, même si celles-ci sont essentielles à la réalisation de l'œuvre. Le fait qu'il s'agisse de photographie est crucial, certes, et nous éloigne du champ de la peinture, mais il s'agit de bien saisir la nature des rapports que l'artiste entretient avec la surface photosensible. Des noms là encore peuvent éclairer la démarche3, mais c'est sans doute August Strindberg plus que tout autre, avec ses Célestographies de la fin du XIXe siècle, qui est déterminant pour l'artiste. L'on sait par ailleurs que celle-ci a présenté, lors de son diplôme de fin d'étude, un daguerréotype aux côtés de ses propres tirages, ramenant l'œuvre vers les prémices de la photographie. Et cependant, il n'est pas exclu que certains de ces points d'ancrage historiques, une nouvelle fois, soient de faux amis susceptibles d'occulter en partie la singularité du travail. Il convient en tout cas d'y regarder à deux fois.
Laure Tiberghien insiste sur les gestes qui président à ses images. Si elle évoque volontiers la dimension physique, voire chorégraphique du travail en laboratoire – « ce qui donne cet aspect vaporeux à l'image », explique-t-elle, « c'est le fait que je sois toujours en train de bouger »4 – elle souligne aussi l'incidence forte du type de support sur le rendu (sa brillance ou sa matité, son chatoiement), et la part de hasard inhérente au processus qu'elle aime guetter et amplifier. Ce qu'elle appelle les « fuites » de lumière par exemple, sont d'abord apparues par une malencontreuse ouverture de boîte de papiers photographiques, avant de devenir un principe de travail contrôlé.
Le daguerréotype exposé pour son diplôme a dans ce sens toute son importance, mais peut-être moins pour son inscription dans l'histoire de la photographie que pour ce qu'il est en tant qu'objet, à savoir un daguerréotype vierge, trouvé par l'artiste à la Foire de Bièvre. C'est ici une logique ready-made qui guide Laure Tiberghien, la même que lorsqu'elle récupère d'anciens papiers citrates qu'elle laisse progressivement brunir à la lumière. Ces petits rectangles de feuille sensible, en apparence modestes, sont parmi ses pièces les plus directes et les plus explicites. Ils tracent une autre voie que celle des références d'artistes peintres ou photographes, qui est celle du travail de la lumière, de sa traduction dans la matière photochimique soumise à l'écoulement du temps – notion considérée comme décisive par l'artiste.
Ce temps, donc, est celui de l'âge des papiers glanés par l'artiste, plus long que l'existence humaine5, mais aussi celui d'une accélération de ses effets lors de l'exposition des papiers à la lumière, qui devient temps suspendu quand l'artiste les met au repos avant qu'ils ne soient montrés à nouveau. Les images de Laure Tiberghien, de ce point de vue, sont des sortes de matrices temporelles. Elles génèrent des zones colorées plus ou moins intenses résultant d'une certaine durée, des sortes de « couleurs-temps ».
Parmi ses pièces les plus récentes, certaines des photographies intitulées Météores (2022) présentent des aplats gris bordés d'orange, dont l'effet métallique pourrait évoquer les plaques des premières décennies de la photographie. En réalité, l'artiste condense à leur surface différentes strates opérées par expositions successives lors de la manipulation en laboratoire, qui leur confèrent une brillance particulière, et la densité d'une « pellicule filmique »6 comme ramassée dans l'image. Plus encore, le titre de la série dit quelque chose de fondamental pour comprendre le travail. Car ce qui a conduit l'artiste à le choisir tient notamment à sa lecture d'Aristote7 et de Descartes8, qui prêtent l'un et l'autre une attention particulière aux phénomènes atmosphériques avec lesquels nous sommes en contact, ou dans lesquels nous sommes pris, de manière presque intime. En ce sens, le papier photographique n'est pas seulement pour Laure Tiberghien le lieu où la lumière agit, mais aussi celui où se matérialise le contact de l'image avec le monde : l'air qui l'oxyde est aussi celui que nous respirons, et nous partageons cet invisible commun.
L'une des œuvres à laquelle l'artiste est la plus attachée, se présente comme un rectangle rouge brique disposé à l'oblique sur un fond irisé. Là encore, il serait tentant de faire résonner la composition en question avec une certaine histoire de la peinture, notamment monochrome, mais ce serait sans considérer ce qu'elle manifeste en réalité, qui n'est autre qu'un réveil du passé, l'activation émouvante d'une latence. C'est en soulevant un papier citrate qui s'était collé sur un autre, et l'avait donc plongé dans le noir pendant de nombreuses années, que le pan coloré s'est en effet révélé (se trouvant à l'air libre, le papier s'est mis à virer).
Il s'agit là d'un cas paradigmatique, qui dit sans doute beaucoup de l'œuvre de Laure Tiberghien : fruit du hasard mais aussi des collectes de l'artiste, matière changeante soumise à variations, résultat conjoint d'un support, d'un geste et d'une action lumineuse, ce qu'il donne à voir n'est autre que la consistance même du temps.
Texte écrit suite à l’obtention de la bourse Ekphrasis 2022, programme de l’ADAGP, l’AICA et le Quotidien de l’art.
1 Voir notamment Gilles Tiberghien, En passant... la couleur, lauretiberghien.com/text
2 « Si les artistes photographes actuels interrogent dans l'image abstraite les conditions de leur medium, ils ne s'inscrivent pas dans la ligne du modernisme et dans le discours sur l'autopurification, comme le fait l'histoire de l'art du XXe siècle. ». Kathrin Schönegg, « Une nouvelle abstraction ? Le photographique à l'ère post-digitale », revue Transbordeur, numéro 4, 2020, p. 170. Voir également une version remaniée du texte dans La photographie à l'épreuve de l'abstraction, catalogue de l'exposition, Berlin, éditions Hatje Cantz, 2020.
3 Olivier Schefer évoque notamment, du fait de leur inscription « dans l'histoire de la photographie sans appareil », « les cyanotypes de la botaniste Anna Atkins, les rayogrammes et les solarisations de Man Ray ». Olivier Schefer, Rien ne résiste au soleil, Paris, éditions de la Sorbonne, catalogue de l'exposition, p. 15.
4 Propos de l'artiste. Entretien réalisé dans son atelier le 23 septembre 2022.
5 Les papiers que Laure Tiberghien emploient pour ces pièces datent pour la plupart du début du XXe siècle.
6 Analogie formulée par l'artiste lors de l'entretien précédemment mentionné.
7 Aristote, Météorologiques, -334.
8 René Descartes, Les Météores, 1637.